Le recent Sommet de Tunis devait rééquilibrer le jeu entre Etats-Unis et reste du monde en ce qui concerne la gouvernance d'Internet. Une indiscrétion nous permet de mieux comprendre par quels mécanismes l'accord final a été trouvé.

A peine un mois avant le début du Sommet International sur la Société de l'Information, à Tunis, l'Union Européenne, sous l'impulsion de sa Commission, avait lancé l'idée d'une entité internationale chargée de "chapeauter" l'ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), l'organisme qui gère actuellement les noms de domaine sur Internet.

Furieuse de cette tentative de cyber-coup d'état, et soucieuse de préserver le statu quo, l'administration Bush s'était alors lancée dans une intense campagne de lobbying, avec le résultat que l'on connaît: quelques miettes jetées aux importuns, et le bail de l'ICANN à la tête d'Internet reconduit pour encore au moins un an…

On apprend aujourd'hui que la Secrétaire d'Etat américaine, Condoleeza Rice, aurait expédié au pays présidant l'Union Européenne en ce second semestre 2006—ah, les vertus de la présidence tournante…--, en l'occurrence son vieil et fidèle allié, la Grande-Bretagne, une lettre dans laquelle la responsable de la diplomatie américaine exprimait en termes sans équivoque son refus de reconsidérer la position dominante des Etats-Unis dans la gestion d'Internet. Le courrier en question était adressé à Jack Straw, Ministre des Affaires Etrangères britannique.

Info ou intox' Difficile à dire, aussi vous recommandons-nous de lire intégralement le texte de cette "fameuse" lettre. En préalable, une double mise en garde s'impose, cependant:

1) Cette missive n'était jamais supposée s'afficher sur votre écran d'ordinateur; elle aurait dû rester secrète, et nul ne sait par quel "hasard" elle a été divulguée…

2) Le site qui publie cette lettre est britannique, et pas toujours tendre à l'égard du gouvernement de Tony Blair.

A partir de là, à vous de juger…


"7 novembre 2005

A l'attention du Très Honorable Jack Straw, Membre du Parlement, Secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères et du Commonwealth, Londres.

Cher Monsieur le Secrétaire d'Etat,

La structure, la stabilité et la durabilité du mode de gouvernement d'Internet est un sujet de la plus haute importance pour les Etats-Unis. Internet est devenu une infrastructure essentielle pour les communications à l'échelle planétaire, y compris en ce qui concerne le commerce et les échanges internationaux, et par conséquent, nous sommes fermement persuadés que le support aux structures actuelles de gouvernance d'Internet est vital. Ces structures se sont révélées des fondations fiables dans la robuste croissance qu'a connu Internet au cours des dix dernières années.

Alors que se profile le Sommet Mondial sur la Société de l'Information, il nous semble utile de souligner l'énorme potentiel qu'offre Internet en terme d'expansion économique mondiale, de lutte contre la pauvreté, et d'amélioration de la santé, de l'éducation, et d'autres services publics, particulièrement dans les pays en voie de développement, où l'accès à Internet demeure intolérablement faible.

Internet atteindra son plein potentiel en tant qu'outil de facilitation de l'expansion économique globale, et de développement, dans un environnement libre des interventions écrasantes et du contrôle des gouvernements. Le succès d'Internet réside dans sa nature décentralisée, et la part la plus significative de sa croissance provient des innovations en matière d'applications et de services qui y naissent. La chape de plomb bureaucratique n'a rien à faire dans la structure d'Internet, qui a si bien fonctionné, et pour tant de gens, partout dans le monde. Nous regrettons les récentes prises de positions ("le nouveau modèle de coopération") défendues, à propos de la gouvernance d'Internet, par l'Union Européenne, dont la Présidence est actuellement assurée par le Royaume-Uni, et qui semblent proposer un nouveau modèle de gouvernance pluri-étatique d'Internet.

Les quatre principes énoncés par les Etats-Unis le 30 juin 2005 renforcent la volonté américaine de s'investir dans la stabilité et la sécurisation d'Internet, y compris à travers le rôle historique joué par les Etats-Unis dans l'autorisation de changements ou de modifications dans la gestion des noms de domaines. A l'époque, nous avons réaffirmé notre soutien à l'ICANN, qui reste à nos yeux le coordinateur issu du secteur privé le plus apte à gérer les noms de domaine et la méthode d'adressage sur Internet. Nous estimons que l'ICANN a pour vocation de représenter le plus largement possible les différentes communautés d'Internet, et de promouvoir une politique consensuelle. Nous avons également exprimé notre intérêt à travailler avec la communauté internationale afin d'évacuer ses craintes concernant la notion de souveraineté en rapport avec les codes-pays de niveau supérieur (ccTLD). Nous souhaitons souligner que, dans notre déclaration du 30 juin, nous soutenions le dialogue qui se tenait à l'époque dans divers forums internationaux au sujet de la gouvernance d'Internet.

Les Etats-Unis et l'Union Européenne ont longuement œuvré dans le sens d'un accès plus large à Internet. Le SMSI nous offre une opportunité de réaffirmer ce partenariat autour de la diffusion la plus large possible des avantages offerts par Internet. Dans le même temps, la sécurité et la stabilité d'Internet sont essentielles pour les Etats-Unis, l'Union Européenne et le reste du monde. Nous sommes fermement convaincus que sous sa forme actuelle, Internet offre le compromis que nous recherchons entre stabilité, sécurité, et l'innovation et le dynamisme qu'offre une direction confiée au secteur privé.

L'historique de croissance extraordinaire et de faculté d'adaptation d'Internet, basé sur l'innovation et l'investissement du secteur privé, oppose d'indéniables arguments à une nouvelle structure inter-gouvernementale qui alourdirait le système. Il semble évident qu'une nouvelle structure inter-gouvernementale deviendrait un obstacle à l'élargissement de l'accès à Internet pour nos citoyens (NdT: ceux des Etats-Unis et de l'Europe'). C'est dans cet esprit que nous demandons à l'Union Européenne de reconsidérer sa récente position sur la gouvernance d'Internet, et de travailler avec nous afin d'apporter à tous les bénéfices de la Société de l'Information.

Sincèrement,

Carlos M. Guttierez, Secrétaire au Commerce

Condoleeza Rice, Secrétaire d'Etat"


Il est permis de se demander quelle aurait été la teneur d'une telle lettre si la Présidence de l'Union Européenne avait été assurée par un autre état membre que le Royaume-Uni, au moment du Sommet de Tunis. On peut aussi se demander ce qu'auraient pensé les autres pays présents à ce sommet, s'ils avaient eu connaissance de cette missive...

Mais bon, même la politique-fiction a ses limites…