Ainsi, on pourrait aussi bien gloser à foison sur la capacité à cerner l’univers videoludique de nos élus que questionner leur réel intérêt dans la res ludica. Et ce n’est pas la pitoyable démonstration de trois élus de l’UMP (Union pour un Mouvement Populaire) qui contredira la réalité.

En effet, dans le débat parlementaire sur le projet de loi de prévention de la délinquance, il semblerait que les réactions épidermiques et les phrases choc, destinées à marquer les esprits, l’emportent sur toute réflexion. Inquiétant de la part de ces élus.

Pour rappel, un amendement déposé par Bernard Depierre, député UMP de Côte d’Or, soutenu par deux de ses collègues, Jacques Remiller (Isère) et Lionnel Luca (Alpes-Maritimes) a préconisé d’ « interdire purement et simplement certains jeux à la vente et à la location ». Et afin d’ « énergiser » son propos, Bernard Depierre – lui qui voudrait créer une « commission spéciale » pour l’examen des jeux vendus dans le commerce – s’est approprié la rhétorique bien douteuse de l’inénarrable Jack Thompson, docteur ès démagogie.


Vérifiez vos sources svp !
Ce réquisitoire digne de Matlock joue à fond sur le pathos au détriment de la logique : « Demandons-nous simplement comment un enfant ou un adolescent complètement immergé pendant des heures chaque jour, dans un monde virtuel fait de violence gratuite, de meurtre, de torture, sort-il du jeu ' Est-il encore apte à distinguer le réel du virtuel ' Le tolérable de l’inacceptable ' »

Le comble, c’est que le catalyseur de l’ire de Monsieur Depierre est un jeu vidéo au nom assez poétique de Rule of Rose. Ce titre, développé par le studio Punchline au Japon et édité par Sony Computer Entertainment va bientôt arriver en Europe et c’est précisément la sortie officielle de Rule of Rose sur le territoire européen qui a déclenché le courroux du député.

Rule of Rose ou Sévices à l’orphelinat '
Le synopsis du jeu pourrait peut-être nous éclairer : l’action se déroule dans l’Angleterre des années 30. Jennifer, 19 ans est retenue, avec son chien Brown, dans un orphelinat dont elle veut à tout prix s’enfuir. La principale raison étant pour éviter les brimades de « l’Aristocratie du crayon rouge », club pas très engageant de gamines qui dictent les règles du monde surréaliste dans lequel l’héroïne a basculé. Jusque là, rien de particulier. En tout cas, rien de vraiment immoral (terme utilisé à tort et à travers par les temps qui courent…).

Par ailleurs, ne serait-ce que par son chronotope, son atmosphère oppressante ou encore ses graphismes, Rule of Rose n’est pas sans rappeler la série des Silent Hill. Dans le très classique et codifié genre du jeu d’horreur psychologique, Rule of Rose est supposé déclencher chez le joueur immergé, un sentiment d’angoisse. Signé Shuji Ishikawa, game designer (Arc The Lad 3 et 4), et Yuya Takayama, scénariste (Ghost in the Shell), le jeu est classé « 16 + » pour l’Europe.


L’ « ubique » Jack Thompson
Joint au téléphone par nos confrères de Ecrans / Libération lundi dernier, Bernard Depierre aurait travesti l’esprit du jeu : « le but de ce jeu est de violer, battre et tuer une jeune fille. C’est un appel à la violence, à la mort, au viol ». A l’évidence, le député n’a fait aucun travail de recherche car absolument rien de ce qu’il énonce n’arrive dans Rule of Rose. Plus cocasse encore, lorsque les journalistes le lui ont fait remarquer, Monsieur Depierre ne s’est nullement décomposé : « Renseignez-vous ! » (sic).


Jennifer brown rule of rose small


Le grotesque allant crescendo, son collègue Lionnel Luca remet ça dans une interview gratinée accordée à la chaîne d’informations LCI. Le député UMP parlant de « nazisme ordinaire »… Ou quand les mots n’ont plus de sens, plus de passé, plus de réalité.


Gare au retour de bâton
Bien sûr, Guillaume Limouzi, le directeur général européen de Digital Bros - 505 Games qui édite Rule of Rose, n’a pas tardé à réagir : « Manifestement, ces députés n’ont pas bien étudié leur dossier. Ce matin (ndlr. mardi), j’ai d’ailleurs demandé par mail à Monsieur Depierre de retirer toutes les contre-vérités sur son site à propos du jeu. Ce qu’il a fait. Par contre, nous nous réservons la possibilité d’intenter une action pour diffamation. Je voudrais juste souligner que les éditeurs de jeux vidéo ne font pas n’importe quoi. Nous sommes très attentifs à ce débat déjà ancien sur la violence. C’est aussi pour cela qu’il est inacceptable d’entendre ce genre de propos visant à diaboliser le jeu vidéo ». « Diaboliser », le mot et l’intention sont énoncés…

Sorti depuis janvier au Japon et depuis septembre aux Etats-Unis (chez Atlus), Rule of Rose n’a jamais soulevé la moindre controverse. Alors, qu’est-ce qui a bien pu mystifier ces trois élus '


Autant en emporte le Net
Encore une fois, c’est au potentiel nuisible des e-rumeurs qu’il faut s’en prendre. Tout semble commencer le 10 novembre dernier : le magazine italien Panorama publie une critique du jeu. En couverture, le titre est sans équivoque : « Pour gagner, enterrez vivant un enfant. » L’article, signé Guido Castellano, est à l’avenant : on y découvre un jeu sadomasochiste, dont les personnages sont « homosexuels » (et depuis quand l'homosexualité est diabolique ') et « pervers », et où une petite fille est enterrée vivante. L’article plagie — et déforme — une critique réalisée par un internaute dans un forum au mois de mars. Le pervers jeu de l’amplification, de la médisance et du colportage racoleur faisant leur œuvre, les élus ont dû être trompés par la vague déferlante.

A l’heure actuelle, la distribution de Rule of Rose ne devrait poser aucun problème sur le territoire français. Pourtant, ni la Fnac, ni Virgin, pour ne citer que les enseignes les plus connues, n’ont voulu se prononcer sur la vente du titre dans leurs succursales. Sollicité comme les précédents par les journalistes d’Ecrans, Micromania de son côté a confirmé la mise en rayons de Rule of Rose.