Il y a d'abord eu la glorieuse période "des copains", celle où l'on bossait jusqu'à épuisement dans des locaux exigus, parfois mal chauffés ou ventilés, sans compter ses heures, pour la gloire, quoi. Puis il y a eu la gloire, la vraie, celle qui vous arrive sur le coin de la figure comme une branche d'arbre un jour de grand vent, et qui vous fait un peu tourner la tête, parfois au sens propre. Et puis il y a eu, et il y a toujours, la consécration, la reconnaissance unanime, celle qui fait de vous un incontournable parmi le Gotha de votre spécialité. Les développeurs de Mozilla ont pour la plupart connu ces étapes, mais pour certains, c'est "money time", comme on dit au basket...


Réglement de comptes '
La grand'messe dressée par Mozilla, il y a quelques jours, à Paris, a été l'occasion de rapprocher autour d'un sujet commun (en l'occurrence la sortie de Firefox 2.0) de nombreuses personnes d'horizons très différents, politiques, économistes, développeurs et utilisateurs éclairés mélangés. Une fois évacués les discours de circonstance et les phrases compassées, les langues ont commencé à se délier, le plus souvent en petits comités, et presque toujours avec un verre à la main. In vino veritas, prétend une vieille locution latine popularisée par quelques albums des aventures d'Astérix. Cela n'a probablement jamais été aussi vrai que ce 27 octobre au soir...

Autant tous les participants étaient d'accord sur la qualité globale du nouveau produit de la famille Mozilla, autant les finances de ce dernier commencent à faire grincer des dents. Car si vous en êtes encore à l'équation "open-source = plate bourse", il va vous falloir reconsidérer vos options philosophiques : Mozilla gagne de l'argent, beaucoup d'argent, et ne redistribue pas tout à ceux qui, dans l'ombre, apportent leur contribution parfois anonyme à son succès planétaire. Vous l'aurez compris, ceux qui, de par le monde, s'usent les yeux et les méninges à déboguer des milliers de lignes de code-source comprennent de moins en moins bien pourquoi ils ne recueillent qu'une gentille tape sur l'épaule en guise de remerciement. L'altruisme, c'est bien, c'est beau, mais lorsque vous êtes le seul à vous dévouer, vous pouvez légitimement vous demander si on est pas en train de vous prendre pour un canard sauvage...

"Avec les femmes, on n'a pour seul choix que de passer pour un imbécile ou pour un salaud"
, avait coutume de dire ce vieux mysogine et grand amoureux des femmes qu'était Alphonse Allais (si, si, les deux sont compatibles). On peut se demander pendant combien de temps encore les bénévoles de Mozilla vont accepter de rester corvéables à merci avant de se rebeller, et surtout quels effets cela aura sur la productivité et la réputation de Mozilla.


Des oursins dans les poches (pleines) '
Plusieurs blogs mentionnent le côté, sinon trouble, du moins troublant, des finances de Mozilla. On pourrait penser que ce dernier, en champion de l'open-source, exalterait les valeurs du travail en commun jusqu'à se les appliquer à lui-même. Seulement voilà, l'homme est une créature de confort, qui aspire à vivre mieux, avec plus, plus longtemps, etc... En d'autres termes, une fois passées les années de disette évoquées en préambule, une fois la Fondation et ses sous-produits commerciaux sur les rails, ses créateurs et employés à temps plein ont fait valoir de façon tacite leur droit à profiter des fruits de leur travail. Les locaux se sont agrandis, les salaires ont augmenté, les équipes se sont étoffées, et Mozilla a fini par avoir avec Microsoft autre chose en commun que son initiale... Pardon de dresser ici un tableau un peu sombre de ce qui restera, avec Wikipédia, l'une des aventures les plus intéressantes de l'Internet moderne, mais ne pas se poser les questions qui précèdent—et celles qui suivent—reviendrait à manquer d'objectivité : oui, Mozilla brasse des millions, et non, tous ses contributeurs n'en profitent pas. C'est ce que nous allons voir maintenant.

A la genèse de cette mini-fronde qui ne demande qu'à prendre de l'ampleur, il y a eu deux entrées dans des blogs fort appréciés de la communauté open-source, et pour cause : leurs auteurs respectifs oeuvrent depuis des années dans le milieu, et savent de quoi ils parlent. Le premier n'est autre que Julien Codorniou, passé depuis quelques années du Côté Obscur de la Force (comprenez : chez Microsoft, où il s'occupe des relations avec les jeunes pousses), ce qui ne l'empêche pas de dresser un constat lucide de la manière dont Mozilla gère son trésor de guerre. Le second empêcheur d'amasser des louis d'or en rond se nomme Alexandre Laurent, et si vous fréquentez un tant soit peu les colonnes de nos confrères de Clubic, vous avez certainement à un moment ou à un autre lu sa prose. Parler de Mozilla en termes peu flatteurs n'est pas dans l'air du temps ; il est bien plus "politiquement correct" d'encenser l'initiative open-source dans son ensemble, et de placer en tête de liste des nominés à l'Oscar du meilleur produit libre son chef de file, Firefox. Mais acceptons un instant de faire fi des convenances, et de nous poser LA question qui dérange : à qui profite l'engouement planétaire né autour des produits Mozilla ' Et la réponse est : à Google !


Association à but (très) lucratif...*
Explication : Mozilla et Google sont dans le même bateau, mais aucun des deux ne veut tomber à l'eau. La place est bonne, les retombées financières importantes, et les deux partenaires bénéficient mutuellement d'un accord dont peu de gens connaissent les détails. Pourtant, grâce à ce rapprochement avec le numéro un mondial de la recherche sur Internet, Mozilla a pu pousser les murs, refaire les peintures, et ré-équiper sa cuisine. Google is décidément my friend...

Imaginez vous que depuis sa naissance, sur les cendres d'un Netscape moribond, il y a quelques années, Mozilla a vu ses finances se gonfler singulièrement, et même si des chiffres approximatifs sont disponibles sur le Web ("Grâce à son partenariat publicitaire avec Google, la fondation Mozilla, éditrice de Firefox, devrait générer plus de cinquante millions de dollars de revenus" par an ; source : Mozilla Corporation, filiale commerciale à 100% de la Fondation Mozilla), leur valeur exacte demeure confidentielle. Car Google n'est pas le seul partenaire commercial de Mozilla Firefox : Amazon.com et Yahoo! sont également sur les rangs, mais leur contribution est plus discrète. Il n'empêche, et c'est le vice-président de Mozilla, Chris Beard, qui le dit lui même, Firefox générerait bien des dizaines de millions de dollars US de chiffre d'affaires par an, de quoi largement subvenir aux besoins et exigences diverses et variées des 70 salariés permanents de l'équipe de développement du navigateur Web. Tristan Nitot, directeur de Mozilla Europe, reconnaît que la Fondation Mozilla et ses rejetons à vocation commerciale ne refusent pas les associations à but lucratif, dans la mesure où elles concordent avec la philosophie maison d'indépendance dans le développement de ses produits. Ces mêmes partenaires exigent le plus souvent un maximum de discrétion quant à leur contribution financière, et plus encore lorsqu'il s'agit d'évoquer les sommes qu'ils encaissent eux mêmes grâce à la mention "Brought to you by Firefox"**...

Ceci étant, avoir les poches pleines permet, sinon des excentricités, du moins d'avoir des projets à la pelle. Ainsi, on prête à Mozilla l'intention de financer une partie des frais de ses développeurs externes les plus méritants, par le biais du remboursement de leurs abonnements à Internet, de l'achat de matériel informatique ou même de voyages en Californie (d'où la question perfide de l'auteur : "A Mountain View '") pour récompenser les plus productifs d'entre eux. Google lui-même pourrait mettre la main à la poche, tant Firefox lui rapporte de l'argent : il se murmure que chaque barre d'outil Google associée à Firefox rapporterait en moyenne à son auteur 60 dollars US pièce par an. Multipliez ce montant par le nombre de téléchargements de Firefox depuis la naissance de ce dernier, et vous aurez une idée des sommes "gastronomiques" que Google a retiré de ce partenariat. On parle de symbiose lorsque deux êtres tirent bénéfice quasi-égal d'une union ; mais comment appelle-t-on un mariage aussi déséquilibré ' Une relation sado-maso...'

Autre point où cela fait mal lorqu'on appuie : les récents succès remportés par Firefox dans le domaine de l'équipement de certaines administrations françaises. Après la Gendarmerie Nationale, c'est en effet au tour de la Région Ile-de-France d'annoncer que 1.300 postes de travail dans ses locaux seraient désormais équipés du navigateur Web de Mozilla. A multiplier par 60 dollars US...

Au final, et sans remettre un instant en cause la qualité des produits de la famille Mozilla***, on est bien forcé de constater que l'éditeur open-source a progressivement (d'aucuns diraient, subrepticement) glissé vers un nouveau modèle économique, sans doute plus lucratif et plus facile à manier lorsqu'il est question de gestion à long terme. Mozilla est arrivé à maturité économique. Il ne lui reste plus qu'à en faire profiter celles et ceux à qui il doit son succès.



* Oui, je sais, je vous l'ai déjà servie, celle-là...

** "Apporté jusqu'à vous par Firefox"

*** Le présent article a été posté depuis Firefox 2.0 sous Mac, ce qui devrait suffire à classer son auteur parmi les ardents défenseurs de l'open-source en général, et de Firefox en particulier, même si tous les goûts sont dans la nature, et que les miens propres m'entraînent plus que de raison à défendre un autre "navigateur alternatif" d'origine norvégienne...