Invitation au voyage

Le jeu vidéo en France compte peu d'auteurs reconnus. Il y a bien sûr Michel Ancel (Rayman, Beyond Good & Evil) ou encore David Cage (Farenheit). Et puis il y a Benoît Sokal. Un cas à part, venu du monde de la bande dessinée, où il était surtout célèbre pour sa série Canardo. Loin des grands studios et des grosses productions, ce créateur s'est en moins de dix ans depuis L'Amerzone (1999) taillé une jolie réputation auprès des joueurs. Et pas les moins exigeants. Ceux qui, malgré les modes, restent attachés à un genre très particulier : le jeu d'aventure.

Personne n'a oublié Syberia et sa suite, titres décalés, point and click contemplatifs au graphisme envoûtant. Désormais à la tête de son propre studio, White Birds, Benoît Sokal revient avec Paradise qui tente de s'inscrire dans la même veine. Un projet ambitieux qui outre le jeu vidéo, connaîtra parallèlement une vie en librairie au gré de quatre albums de BD dont les deux premiers sont déjà parus.
Paradise test : BD

Splendide est le premier mot qui vient à l'esprit à la vue de l'univers mis en images par Sokal. Paradise, le jeu, invite à la découverte d'une Afrique magnifiée par le pinceau de l'auteur et il en faudrait beaucoup pour nous empêcher de nous ruer sur les traces de sa jeune héroïne.

Paradise test : artwork  Paradise test : artwork


Et malheureusement, car la déception est grande, c'est ce qui se produit par la faute d'une réalisation jamais à la hauteur des ambitions de son maître d'oeuvre. Sokal a toujours assumé de faire des BD animées plus que des jeux vidéo. Un choix parfaitement défendable. Ce qui se défend moins en revanche ce sont tous ces défauts techniques qui viennent gâcher la lecture. Et finissent par rendre la déambulation harassante.

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Mystérieuse Afrique

En situant l'histoire sur le continent noir, Benoît Sokal délaisse les paysages européens de Syberia pour retrouver au moins le temps d'un des quatre tableaux du jeu, la jungle qu'il avait déjà utilisé dans L'Amerzone. Ann Smith, l'héroïne se réveille après un crash aérien dans un palais de la Mauranie, un pays fictif régi par un despote vieillissant, Rodon. En quête de son identité, cette aventurière débarquée d'Europe va découvrir avec nous des paysages tour à tour hostiles et accueillants. Et quels paysages !

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Que ce soit Madragane, son harem, ses rues calmes ou la forêt des Molgraves, avec ses huttes perchées au sommet des arbres, on en prend plein les yeux. Sokal a dessiné de véritables toiles aux jeux de lumières assez saisissants. Très statiques, avec un fonctionnement écran par écran et malgré des effets de fumée ou des vols d'oiseaux, mais en cela fidèles à l'esprit de ses productions précédentes.

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L'Afrique qu'il nous présente est belle comme une carte postale. La fascination qu'exerce ce continent mystérieux et magique sur l'auteur est sincère et palpable. On est dans un imaginaire connu, celui de la colonisation. Que Sokal détourne en réquisitoire contre l'exploitation éhontée de ce continent exercée par les Européens. La Mauranie telle qu'il nous la décrit est un pays laissé exsangue par la conquête, ses ressources minières pillées.

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L'histoire qui nous est contée sur ce canevas est un brin naïve, pleine de clichés mais possède un charme certain. Problème, elle manque cruellement de rebondissements : au final, il ne se passe pas grand-chose dans Paradise. Surtout, quant à cantonner le joueur au rôle de spectateur plus que d'acteur, il eut été plus avisé de nous faire au moins partager ses doutes, ses peurs, ses interrogations... Las, Ann Smith est amnésique, or dès la cinématique d'introduction, nous apprenons qui elle est vraiment. Voir du coup l'héroïne passer l'essentiel du jeu à se poser des questions auxquelles on a, nous, déjà la réponse, devient très vite exaspérant. Difficile dans ces conditions de se sentir vraiment concerné.

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De crispants mécanismes

Le scénario de Paradise, on le répète, n'est pas très touffu, s'étalant sur quatre tableaux seulement. Et pourtant, il faut au moins quinze heures pour parvenir à son très abrupt dénouement. C'est que la route qui mène Ann Smith vers son destin est semée d'embûches, d'énigmes bien sûr. De celles qui font tout le sel des jeux d'aventure en obligeant à se décarcasser. Pour savoir par exemple comment diable actionner le levier qui mènera la machine sur le rail qui libèrera ainsi l'accès à... Bref, les joyeux casse-tête qui ont fait la gloire de Myst.

Paradise test page 3  Paradise test page 3

Paradise propose son lot de puzzles et pas les plus idiots. On peut difficilement leur reprocher d'être tordus ou délirants. Ils seraient même dans l'ensemble plutôt faciles. Seraient ' Oui, car dans les faits, les énigmes de ce jeu se révèlent incroyablement prise de tête, à cause de problèmes de réalisation qu'on excuserait s'ils étaient occasionnels mais qui à la longue finissent par user notre patience.

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Le premier tableau, qui prend place dans un harem dont Ann Smith aimerait bien se sortir, est d'ailleurs le plus délicat : tout le contraire d'une difficulté progressive. A son réveil après le crash dont elle a été victime, notre héroïne se découvre prisonnière et doit pour espérer recouvrer la liberté rencontrer l'hôte des lieux, un prince. Le joueur n'est pas au bout de ses peines et ce ne sont pas les personnages non joueurs (PNJ) qu'il va croiser qui lui faciliteront la tâche. Pour s'adresser à eux, il a le choix entre plusieurs sujets de discussion qu'il va falloir aborder avec prudence. Souvent, il faudra insister pour obtenir des renseignements, en courant le risque de braquer son interlocuteur qui dès lors refusera de vous adresser la parole.

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Ce qui pose problème c'est le manque de réactivité de ces PNJ par rapport à ce que vous faites de votre côté. Au fil de votre progression, trop et mal scriptés, ils finissent par n'être plus du tout synchros avec le scénario. Il n'est pas rare alors de se retrouver face à des dialogues ridicules où un personnage vous réclame par exemple un objet que vous lui avez déjà remis il y a belle lurette. Plus vicieux encore, les dialogues ont au contraire parfois de l'avance sur l'action si bien que l'on ne se rend plus compte de ce que le scénario réclame que l'on fasse. On va alors errer comme une âme en peine dans les décors à se demander ce qu'il peut bien nous rester à résoudre pour que l'histoire reprenne son fil. Poussif.

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De toussotantes mécaniques

Le sentiment de jouer à un jeu comme on les faisait il y a dix ans est renforcé par un gameplay réduit à sa plus simple expression. On est ici dans un point and click pur et dur, avec un curseur à promener sur l'écran jusqu'à ce qu'il rencontre une zone active. Le curseur se transforme alors en divers éléments : une loupe, par exemple sur un tiroir, pour " zoomer " c'est-à-dire activer un écran figurant l'intérieur du tiroir, un klaxon pour parler à un PNJ, une pince pour ramasser un objet et le glisser dans son inventaire, un écrou pour agir sur l'élément du décor au besoin en utilisant un objet de l'inventaire, enfin une flèche pour se déplacer dans la direction indiquée en changeant d'écran.

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Du très basique, voire du préhistorique qui semble a priori mettre Paradise à l'abri de tout problème de maniabilité. Raté là encore. Il n'est pas rare en effet que le curseur mette du temps à s'animer et que, du coup, on rate une zone active. Et c'est parti pour de longues errances à se demander ce qu'on a bien pu manquer. Les chasseurs de pixels professionnels, ceux dont la souris ratisse méthodiquement chaque centimètre carré de l'image, seront aux anges. Les autres pourront simplement prendre leur mal en patience.

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D'autant que parfois, la zone active sera bien camouflée, à l'image de cette énigme assez tôt dans le jeu où pour les besoins d'un puzzle vous devez remplir une jarre d'eau. Malgré les nombreuses retenues d'eau et même une fontaine qui ornent le hammam, Ann Smith ne sera autorisée à ramasser le précieux liquide qu'en un seul endroit, un coin de bassin.

Paradise test 4 page panoramique  Paradise test 4 page panoramique  Paradise test 4 page panoramique

Le découpage des décors laisse lui aussi à désirer, la réalisation ayant eu la fâcheuse idée de rompre occasionnelllement et bien sûr, sans prévenir, avec le système écran par écran pour proposer quelques images panoramiques. Une idée plastiquement intéressante que ces paysages d'un bloc s'étalant sur trois ou quatre écrans sans temps de chargement. Mais qui, à jouer, se révèlent pénibles.

En effet, le curseur de la souris n'y signale plus les déplacements possibles en se changeant en flèche : il suffit de cliquer sur le bord de l'écran pour que la caméra suive. Evident, sauf qu'avec l'habitude de l'écran par écran, ne voyant aucune flèche au premier balayage, on en arrive parfois à rebrousser chemin et à passer par la même occasion à côté de pièces ou recoins de la carte incontournables pour avancer. Je vous renvoie au deuxième paragraphe pour l'errance et tout ça.

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Innovations maladroites

Sans doute consciente du ronronnement ambiant de son jeu, l'équipe a voulu varier un peu les plaisirs. Et introduire quelques phases de gameplay alternatif. Une intention là encore louable. Pas vraiment suivie d'effets.

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Que de maladresses en effet dans ces séquences de jeu offrant une alternative au point and click. Brèves parenthèses en fait qui représentent mises bout à bout moins de 5 % du jeu. Certaines apportent une vraie respiration. A l'image de cette mare qu'il faut traverser en choisissant le bon chemin sur des nénuphars. Rien de très sorcier. De l'anecdotique en fait, mais un charme désuet revendiqué qui fait mouche.

La grosse bourde, c'est les passages avec le léopard. Car il y a un léopard. On n'en avait pas encore parlé et vous vous demandiez sans doute ce qu'il faisait sur la boîte du jeu et sur la couverture de la BD. Il s'agit en fait du compagnon d'aventures d'Ann Smith. Un animal princier en Mauranie que l'héroïne va passer une bonne partie du jeu à chercher. Or, on l'apprend très vite, Ann est très liée à ce fauve noir. Au point de voir à travers ses yeux quand elle rêve, la nuit.

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Vous l'avez compris, ces rêves donnent au joueur l'occasion de quitter dans de brèves séquences le corps de la belle pour celui de la bête. Un peu comme dans King Kong. Mais la comparaison s'arrête là. Bâclées, ces séquences avec le léopard frôlent le n'importe quoi. On n'y voit rien tellement c'est sombre, l'animation est catastrophique et surtout leur intérêt est quasi-inexistant. Une vraie mauvaise idée. Qui illustre bien le gros défaut de ce Paradise : un projet pensé par un auteur, mais un auteur de BD et pas de jeu vidéo, porté à l'écran comme ils l'ont pu par des programmeurs au budget sans doute serré. 

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Conclusion

En résumé, Paradise est un jeu qu'on aurait vraiment adoré aimer mais qui ne se montre pas à la hauteur de nos attentes. Parce qu'il est en deçà des standards d'aujourd'hui. Les bonnes dispositions dans lesquelles son univers, à la fois envoûtant et touchant, place d'emblée le joueur ne résistent pas aux lacunes techniques de sa réalisation.

Buggé, lent, pas assez inventif et maladroit quand il l'est, le jeu a trop d'années de retard. Les acharnés du point and click à l'ancienne y trouveront peut-être leur compte, surtout s'ils gardent un souvenir ému des précédentes productions de Benoît Sokal. Les autres resteront vraiment sur leur faim.

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