Il est facile de prêter à certaines personnes des citations qui, sorties de leur contexte, sont risibles, voire frisent le ridicule. William Henry Gates III fait partie de ces personnes dont la réputation a été faite en partie par ces bouts de phrases pris au hasard dans des livres ou des discours.

Dans l'édition corrigée de son livre " La route du futur ", l'ex-patron de Microsoft se défend avec des arguments qui laissent penser qu'il est plus lucide qu'il n'y paraît. Mais avant d'évoquer ce sujet, j'aimerais rappeler que malheureusement, trop souvent, les gens confondent le visionnaire et le voyant.

Le visionnaire a assez bien analysé le présent pour imaginer l'avenir. Le voyant a la prétention de voir clairement les événements futurs, sans erreur possible. Bill Gates est un visionnaire, au même titre que d'autres contributeurs aux avancées technologiques de l'espèce humaine. D'ailleurs, n'est-ce pas l'une des meilleures qualités d'un chef d'entreprise ? L'une de celles qui devraient assurer à son entreprise la pérennité ? Microsoft n'est-elle pas l'une des plus grandes entreprises jamais créées ? Certains d'entre vous pourraient considérer cela comme un absurde syllogisme, et pourtant...

Amstrad_CPC464 Ainsi, en 1981, il a déclaré que " 640 Ko de mémoire devraient suffire à tout le monde ". Rappelez-vous les ordinateurs Amstrad, ils disposaient de moins de mémoire que cela. C'était suffisant pour de nombreux jeux et outils bureautiques ou de développement de qualité à cette époque. Bien sûr, aujourd'hui, quand les particuliers parlent en gigaoctets et les professionnels en téra ou pétaoctets, c'est dérisoire. D'où l'importance de replacer les citations dans leur contexte.

Autre exemple. " Je crois qu'OS/2 est destiné à être le système d'exploitation le plus important, et très probablement le programme le plus important de tous les temps ". Or, on le sait, trois ans après cette phrase prononcée en 1987, Microsoft a cessé de co-développer le système avec IBM. Je crois que n'importe qui octroyant un temps conséquent à un projet ne peut que croire en ce projet.

Par ailleurs, Bill Gates n'avait pas totalement tort en disant cela : en 1991, après la rupture avec IBM, Microsoft a poursuivi les efforts effectués sur OS/2 pour développer Windows NT. Peut-être que la branche NT n'aurait pas vu le jour sans OS/2, ce qui place bien ce système comme l'un des plus importants de tous les temps.

Bill_Gates_vod Le co-fondateur de Microsoft est également décrié pour ses " prédictions " sur le remplacement de la télévision telle qu'on la connaît par ce qu'on appelle aujourd'hui la " vidéo à la demande ", ou celui des livres par leur cousins électroniques. Si les médias électroniques n'ont pas réellement supplanté (pour le moment, tout du moins) leurs ancêtres, il n'en reste pas moins qu'ils ont largement impacté notre mode de consommation. Dans le flot d'idées utopistes de Gates, il n'a pas prévu l'impact qu'a le piratage. En effet, la vidéo à la demande perd de son intérêt s'il est possible de tout télécharger gratuitement, quitte à se trouver dans l'illégalité. Le gratuit sera toujours plus séduisant que le payant, même si celui-ci apporte un certain confort. De plus, les foyers ayant accès à un débit suffisant pour la télévision à la demande sont encore en nombre trop restreint pour imaginer le bouleversement proposé par Bill Gates.

En réalité, la difficulté dans l'analyse des textes des visionnaires réside dans l'incapacité à savoir à partir de quand ces prédictions deviennent caduques. Par exemple, quand Bill Gates prévoit que la vidéo à la demande va rendre la télévision conventionnelle obsolète, doit-on considérer qu'aujourd'hui il a tort ou qu'il aura peut-être raison dans dix ans ? Là encore, on notera l'importance de replacer les citations dans leur contexte - surtout dans le contexte temporel, historique, sous peine de s'aventurer sur un terrain glissant. Il en résulte que les détracteurs (pas de Bill Gates mais du visionnaire, au sens large du terme) ridiculisent les prédictions, tandis que les partisans les encensent, mais personne ne prend assez de recul pour en élaborer une réflexion plus intéressante que " c'est tout blanc " ou " c'est tout noir ".

Bien sûr, comme tout le monde, Bill Gates peut se tromper et il l'a fait par exemple avec le SPAM qu'il pensait pouvoir enrayer en 2004, ou l'iPod qui, en 2005, n'aurait dû être qu'un effet de mode auquel le Zune se serait substitué. Alors d'un côté, on peut prendre en compte des prédictions qui nous paraissent aussi stupides aujourd'hui qu'affirmer l'aspect sphérique de la Terre l'était dans l'Antiquité (alors même qu'on en avait déjà des preuves à cette époque-là), et d'un autre côté, prendre en compte des prédictions qui, en leur accordant le bénéfice du doute inhérent à toute prédiction, se vérifieront (ou non) dans quelques années. L'important est d'être assez humble pour ne pas affirmer soi-même ce dont on ne peut être sûr lorsque c'est en contradiction avec les personnes dont la tâche est de prendre ce risque, à moins bien sûr, qu'un niveau culturel équivalent soit déjà démontré...

Toujours est-il que peut-être toutes les prédictions de Bill Gates vont se vérifier dans le futur. Ou peut-être qu'aucune ne le sera. Mais s'il était si mauvais visionnaire que ce que ses détracteurs prétendent, il n'aurait sûrement pas fait de Microsoft la plus grande entreprise mondiale. Et les conséquences sont énormes. Nous n'allons pas revenir sur l'histoire de Microsoft et du système d'exploitation Windows, (voir notre dossier consacré à ceci) ni des autres systèmes mais il est indéniable que Bill Gates avait fait au moins une prédiction qui s'est avérée exacte : il voulait un ordinateur sur chaque bureau du monde, c'est presque fait, du moins dans les pays " riches ".

Le monde informatique a eu besoin de Bill Gates, Paul Allen et leurs successeurs, comme il a eu besoin d'IBM, Oracle, Apache, Mozilla, Apple, Cisco, Xerox, sans compter tous ceux qui permettent au libre de s'installer de plus en plus sur les bureaux, et bien d'autres encore, pour arriver là où il est aujourd'hui. Sans toutes ces personnes et entreprises, aussi mal-aimées sont-elles, l'informatique n'aurait jamais été telle qu'on la connaît. Et c'est parce que tous ont été ou sont toujours des visionnaires que tout a été possible car ce sont les visionnaires qui font le progrès. Respectons-les, et remercions-les.