Reproduire sur Terre l'énergie qui alimente le Soleil, tel est l'objectif ambitieux de la fusion nucléaire. Contrairement à la fission (utilisée dans nos centrales actuelles) qui casse des noyaux lourds, la fusion vise à faire fusionner des noyaux légers (comme le deutérium et le tritium, isotopes de l'hydrogène) pour libérer une quantité phénoménale d'énergie. Sur le papier, les avantages sont considérables : un combustible abondant (l'hydrogène de l'eau), pas de déchets radioactifs de haute activité à longue durée de vie, et aucun risque d'emballement comme dans la fission. Pourtant, après des décennies de recherche et des projets pharaoniques comme ITER, la route vers une centrale à fusion fonctionnelle reste semée d'embûches. C'est ici que l'IA entre en scène, apportant de nouvelles méthodes pour surmonter ces obstacles.
Le défi colossal de la fusion nucléaire
Pourquoi est-il si compliqué de maîtriser la fusion ? La principale difficulté réside dans les conditions extrêmes nécessaires pour initier et maintenir la réaction. Il faut chauffer le combustible à des températures inimaginables, de l'ordre de 150 millions de degrés Celsius, soit dix fois plus chaud que le cœur du Soleil. À cette température, la matière n'est plus solide, liquide ou gazeuse, mais se transforme en plasma, une sorte de "soupe" d'ions et d'électrons.
Aucun matériau connu ne pouvant résister à un contact direct avec ce plasma surchauffé, les scientifiques ont imaginé des "cages" immatérielles : de puissants champs magnétiques. Les réacteurs expérimentaux les plus courants, les tokamaks (comme ITER) et les stellarators, utilisent des aimants supraconducteurs pour confiner le plasma et l'isoler des parois de l'enceinte. Maintenir ce confinement est un exercice d'équilibriste extrêmement complexe. Le plasma est intrinsèquement instable ; la moindre fluctuation peut entraîner des "disruptions", des pertes brutales de confinement qui stoppent la réaction et peuvent endommager le réacteur. Prédire et contrôler ces instabilités en temps réel constitue l'un des verrous technologiques majeurs de la fusion.
À cela s'ajoutent les défis liés aux matériaux capables de résister à l'environnement hostile du réacteur (flux de neutrons intense, chaleur), à l'extraction efficace de l'énergie produite, et à la production de tritium, l'un des combustibles, qui n'existe pas à l'état naturel en grande quantité. Chaque aspect représente un problème scientifique et d'ingénierie de haute volée.
Par ailleurs se pose également la question du rendement : même si les scientifiques parviennent à créer la fusion tout en contenant le phénomène, il ne faut pas que l'énergie utilisée pour amener au processus dépasse la quantité d'énergie produite...
L'IA, un cerveau artificiel pour dompter le plasma
Face à l'instabilité du plasma, les méthodes de contrôle traditionnelles montrent leurs limites. C'est là que l'intelligence artificielle offre des perspectives nouvelles. Les systèmes d'IA, notamment l'apprentissage profond (deep learning), sont capables d'analyser en temps réel d'énormes quantités de données issues des capteurs du réacteur (température, densité, champ magnétique, etc.). Ils peuvent identifier des schémas complexes et des signes précurseurs d'instabilités que les modèles physiques classiques ou les opérateurs humains ne détecteraient pas assez vite.
Des chercheurs utilisent déjà l'IA pour anticiper les disruptions plusieurs dizaines, voire centaines de millisecondes avant qu'elles ne se produisent. Ce court laps de temps est suffisant pour déclencher des contre-mesures, comme l'injection de gaz ou l'ajustement des champs magnétiques, afin de stabiliser le plasma et d'éviter l'arrêt brutal de la réaction. L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) reconnaît le potentiel de l'IA pour relever ces défis, soulignant sa capacité à "améliorer la conception et l'exploitation des futures centrales à fusion".
L'IA ne se contente pas de prévoir les problèmes, elle apprend aussi à piloter le plasma de manière plus fine. En analysant les données de milliers d'expériences passées, elle peut déterminer les configurations optimales des champs magnétiques pour maximiser le temps de confinement et la performance de la réaction, adaptant ses stratégies en continu.
Conception, simulation et analyse de données accélérées par l'IA
Le contrôle du plasma n'est qu'un des domaines où l'IA fait la différence. La conception même des réacteurs de fusion bénéficie de ses capacités. Optimiser la forme complexe des bobines magnétiques d'un stellarator ou le design des composants internes d'un tokamak implique de jongler avec un nombre immense de paramètres. L'IA peut explorer cet espace de conception beaucoup plus rapidement que les méthodes traditionnelles, proposant des géométries innovantes et plus performantes.
Les simulations numériques jouent un rôle fondamental dans la compréhension des phénomènes physiques complexes à l'œuvre dans un réacteur à fusion. Ces simulations sont extrêmement gourmandes en temps de calcul. L'IA permet de développer des modèles de substitution ou des approches hybrides qui accélèrent considérablement ces calculs, permettant aux chercheurs de tester plus d'hypothèses et d'itérer plus vite sur leurs designs.
Enfin, chaque expérience de fusion génère des téraoctets de données. L'analyse manuelle de ces volumes est impossible. L'IA fournit les outils nécessaires pour extraire des informations pertinentes de ces données brutes, identifier des corrélations inattendues et valider les modèles théoriques. Elle transforme ainsi le cycle expérimental en permettant un apprentissage plus rapide à partir des résultats obtenus.
Start-ups et géants de la tech : la course à la fusion commerciale est lancée
L'accélération permise par l'IA, combinée à des approches technologiques parfois différentes des grands projets publics, a stimulé l'émergence d'un écosystème dynamique de start-ups privées dédiées à la fusion. Des entreprises comme Commonwealth Fusion Systems (issue du MIT), Helion Energy, General Fusion, ou encore TAE Technologies lèvent des centaines de millions, voire des milliards de dollars, avec l'objectif affiché de construire les premières centrales à fusion commerciales bien avant les échéances des projets comme ITER.
Ces acteurs privés misent souvent massivement sur la puissance de calcul et l'IA pour accélérer leur Recherche et Développement. L'annonce d'un partenariat entre Microsoft et Helion Energy en est une illustration frappante. Microsoft ne se contente pas d'apporter sa puissance de calcul via le cloud Azure ; l'entreprise s'est engagée à acheter de l'électricité à Helion à partir de 2028, date à laquelle la start-up ambitionne de mettre en service sa première centrale. Cet accord, même s'il repose sur un pari technologique audacieux, montre la confiance placée dans les nouvelles approches et le rôle potentiel de l'IA pour tenir des calendriers agressifs.
Si la route vers une énergie de fusion abondante et commercialement viable est encore longue et incertaine, l'intégration de l'intelligence artificielle dans la recherche et le développement apparaît comme un accélérateur. En aidant à maîtriser l'instabilité du plasma, à optimiser la conception des réacteurs et à analyser les montagnes de données expérimentales, l'IA pourrait bien être l'ingrédient manquant qui permettra enfin à l'humanité de maîtriser l'énergie des étoiles.