La "vraie" Télé Réalité

Snifff......
Article de l'Humanité, 30 juin 1993



C'est ce soir la fin provisoire de « Que deviendront-ils ? »

LE 9 juin dernier, Jean-Marie Cavada recevait, autour du réalisateur Michel
Fresnel et de la journaliste Hélène Delebecque, les jeunes avec lesquels,
depuis dix ans, ils ont bâti une émission unique en son genre dans le
paysage audiovisuel français. « Que deviendront-ils ? », c'est certes l'
interrogation, posée tout au long de ces dernières années et à laquelle
chacun des jeunes a apporté un début de réponse en laissant deviner, touche
après touche, épisode après épisode, l'élaboration de sa personnalité. Après
dix ans de travail, l'ensemble donne un tableau encore inachevé mais
révélateur de la manière dont chaque individu s'inscrit dans l'histoire,
dans celle de sa famille autant que dans celle de la société. France 2
diffuse ce soir à 22 h 15 l'épisode marquant la fin des dix premières années
de tournage prévu.

Nous l'avons déjà noté (cf. « l'Humanité » du 9 juin dernier), l'origine
sociale laisse peu de place à la reconnaissance des seules capacités
individuelles. Ainsi Florent est, d'une certaine façon, autant condamné à
« réussir » à l'école que Philippe l'est à échouer. Pour le premier, l'
univers scolaire est connu, sans surprise. Les codes, qui permettent une
bonne adaptation, seront rapidement assimilés. Pour le second, il s'agit en
revanche d'un monde étranger où l'ennui - né du découragement - prend vite
le pas sur tout désir de persévérance. De la même façon, la curiosité de
Valérie, au lieu d'être valorisée par le système enseignant, est considérée
comme perturbante. Par bonheur, Valérie a fait preuve d'assez de force de
vie pour transformer le handicap en atout. Encore fallait-il éviter les
dangers de la marginalisation.

De ce point de vue, on regrette que Jean-Marie Cavada n'ait pas posé aux
jeunes la question de l'incidence du tournage sur leur vie.

Pour reprendre l'exemple de Valérie, au fond peu ou prou valable pour tous
les autres, on peut penser que son destin n'aurait pas suivi le même cours
si durant l'année - les auteurs restaient en contact quasi permanent avec
elle comme avec les autres - elle n'avait eu à faire le point sur sa vie, à
y réfléchir. La relation avec l'équipe, la caméra et les millions de
téléspectateurs symboliquement derrière elle n'a pas pu ne pas influer sur
les directions prises à certaines croisées des chemins. Des jeunes dérapent
parfois simplement parce qu'il manque, à leurs côtés, des adultes (autres
que les parents) pour les entendre.

Au-delà de cette rencontre, bénéfique, entre un individu et la télévision, l
'émission aura également confirmé que, en dépit de sa prégnance, la
situation sociale ne peut à elle seule sceller le destin du sujet humain,
inégalement marqué qu'il est par les influences familiales, qu'elles soient
intégrées ou rejetées.

En définitive, au bout de dix ans, ces jeunes paraissent plutôt tranquilles,
restant sagement chez papa-maman tant que l'avenir leur paraît incertain et
rêvant de bonheur familial. Méfions-nous cependant des affirmations du type
« la France s'ennuie », prélude à des mouvements qui décoiffent. L'
inquiétude n'épargne pas, loin s'en faut, les anciens de Paul-Valéry qui
réfléchissent, tentent de se démarquer de leurs ex-soixante-huitards d'
înés - pas toujours tolérants - et réservent peut-être quelques surprises.

On ne peut qu'approuver le voeu de Michel Fresnel de reprendre sa caméra
tous les trois ans pour poursuivre cette extraordinaire épopée des gens
ordinaires. La télévision retrouverait alors une fonction qu'elle est en
passe de perdre, celle de miroir du temps, de mémoire d'une communauté. Et n
'oublions pas qu'à vingt ans, l'âge des héros du film, on est encore loin d'
avoir la réponse à la question qui déclencha l'aventure : « Que
deviendront-ils ? »




SYLVIE STEINEBACH.