La fièvre autour de l’intelligence artificielle bat chaque record boursier. Depuis deux ans, le S&P 500 s’envole grâce à une poignée de titres stars – Nvidia, Microsoft, Apple, Alphabet et quelques autres mastodontes.

Résultat : la capitalisation des dix plus grosses sociétés du marché américain dépasse tout ce que Wall Street a pu observer depuis un quart de siècle. Torsten Sløk, chef économiste du cabinet Apollo Gobal Management, tire la sonnette d’alarme : « La différence entre la bulle IT des années 1990 et l’euphorie IA actuelle ? Les 10 sociétés phares du S&P 500 affichent aujourd'hui une valeur nettement plus déconnectée qu’au sommet de la bulle dot-com »

Une valorisation hors-sol : l’IA sur des sommets inédits

Ce n’est plus un secret : la croissance spectaculaire des plus grandes entreprises américaines repose quasi exclusivement sur la promesse d'une révolution IA. Les chiffres parlent d'eux-mêmes.

Comparés au reste du S&P 500, les dix premières capitalisations affichent des ratios cours/bénéfices bien supérieurs à ceux du pic internet de 2000. Cette envolée tient peu compte du réalisme économique : aujourd’hui, les actions des géants de la technologie grimpent à un rythme qui dépasse largement leurs profits réels

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Les analystes constatent un phénomène inédit où Microsoft, Apple ou Nvidia valent plus que jamais, essentiellement sur la promesse de l’IA. Le marché entier devient ultra-concentré. Sept titres « AI » représentent la quasi-totalité des records : le reste du marché demeure ne profite que des miettes.

Le syndrome dot-com : les similitudes et les grandes différences

Ces dernières semaines, les comparaisons avec le krach « dot-com » s’intensifient. À l'époque, la bulle internet reposait sur des start-up sans revenus crédibles, mais des croyances partagées par toute une génération d’investisseurs.

Cette fois, face à l’IA, les géants boursiers sont profondément rentables – Microsoft, Amazon et consorts engrangent des milliards – mais leur valorisation s’envole bien plus haut que leurs fondamentaux ne pourraient le justifier.

Les marchés paient le futur comme si les promesses technologiques et les économies visionnées étaient déjà toutes réalisées. On entend ainsi évoquer des économies « à mille milliards »  ou des transformations majeures du tissu industriel, intégrées d’avance dans les prix des actions mais pas encore réalisées.

On retrouve l'idée de la "courbe de la hype" que suivent habituellement les nouvelles technologies, avec un engouement intense qui se découple de la réalité du marché puis une très forte déception suivie d'une progression de la nouvelle technologie plus douce mais mieux ancrée dans la réalité.

Pour certains, dont Luc Julia, expert IA et l'un des pères de Siri, l'IA serait au sommet de cette courbe, juste avant la grande chute de l'intérêt pour la technologie faute de la voir réaliser des attentes hors de proportions.

Cependant, la prudence de l’époque manque désormais cruellement : « L’enthousiasme actuel, aussi porteur soit-il, fait l’impasse sur les incertitudes – économiques, réglementaires ou simplement techniques – qui pourraient très vite faire chuter la rentabilité attendue ».

Risques systémiques et possible krach : l’avertissement d’Apollo

Pour Torsten Sløk, l’histoire pourrait se répéter, mais à un niveau encore supérieur. Voilà pourquoi le risque systémique est évoqué. Si la bulle venait à éclater, la correction pourrait atteindre une ampleur inédite : plus que lors du « crash » de 2000, les montants engagés aujourd’hui – et la dépendance du marché aux quelques valeurs IA phares – entraîneraient une onde de choc sur toute l’économie.

L’effet domino est redouté : « La hausse récente du S&P 500 repose sur une poignée de titres. Même une simple défaillance d’une de ces géantes entraînerait un impact massif pour les 490 autres actions du panier ».

L’excès de confiance global, combiné à des investissements colossaux (création de centres d’IA, bonus records pour les ingénieurs, acquisitions à plusieurs milliards), nourrit une spéculation très loin de toute réalité tangible.

L’avis partagé des économistes : prudence face à l’extrême spéculation

Sløk n’est d’ailleurs plus seul à tirer la sonnette d’alarme. Des dirigeants comme Joe Tsai (Alibaba) ou le pionnier Tom Siebel (C3.ai) rejoignent le chœur des avertissements : le marché paie des rêves, pas des bilans.

Les moteurs de recherche, la reconnaissance vocale, la génération de contenu bouleversent déjà l’industrie, mais la vitesse à laquelle la valeur IA s'affiche sur les indices dépasse l'expérience raisonnable.

Beaucoup d’investisseurs craignent que les innovations réelles, bien que prometteuses, ne justifient pas le rythme des investissements. D’ici quelques mois ou années, si les performances ne suivent pas, la Bourse n’hésitera pas à sanctionner lourdement les fausses promesses : la volatilité de marché pourrait retrouver l’intensité de la décennie 2000.

Derrière l’emballement, une question s’impose : la Bourse va-t-elle récompenser les pionniers de l’intelligence artificielle ou rééditer le scénario post-dot-com ? Les investisseurs le savent : la frontière entre miracle technologique et désenchantement collectif est parfois plus fine qu’un algorithme.

Il reste que l'IA est entrée de force dans le quotidien des populations et des entreprises. La boîte de Pandore est ouverte, pour le meilleur et pour le pire, et il n'est déjà plus possible de faire retourner le génie IA dans sa bouteille.