Pékin intensifie sa stratégie d'autosuffisance technologique en limitant l'accès de Nokia et Ericsson à ses réseaux. Via des audits de sécurité opaques menés par la CAC, la Chine marginalise les équipementiers télécom européens, dont la part de marché s'effondre. Une mesure qui expose l'asymétrie de la réponse européenne face à Huawei et ZTE.

Dans le grand échiquier de la technologie mondiale, chaque pion avancé par une puissance en déplace une autre. La dernière manœuvre de Pékin s'inscrit parfaitement dans cette logique de découplage progressif avec l'Occident.

Depuis plusieurs années, le pays a fait de l'indépendance technologique un pilier de sa politique. Il ne s'agit plus seulement de produire, mais de maîtriser toute la chaîne, des semi-conducteurs aux infrastructures critiques, pour se prémunir des influences et des pressions étrangères.

La "boîte noire" : un audit de sécurité à sens unique

Le durcissement a pris une forme très concrète depuis une mise à jour de la loi sur la cybersécurité en 2022. Désormais, tout achat d'équipement par un opérateur d'infrastructure jugée "importante" doit être soumis à l'approbation de la puissante Cyberspace Administration of China (CAC).

Cette dernière a mis en place un processus d'évaluation particulièrement contraignant pour les entreprises étrangères comme Nokia et Ericsson, qui doivent désormais documenter en détail chaque composant de leurs systèmes et justifier de leur contenu local.

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C'est un véritable casse-tête bureaucratique et technique qui vise à accélérer la stratégie d'indépendance technologique du pays. Le point le plus critique est le caractère totalement opaque de ces audits, surnommé le mécanisme de la "boîte noire".

Concrètement, les équipementiers européens soumettent leurs dossiers sans jamais savoir comment leur matériel est évalué. Ces procédures, qui peuvent s'étirer sur plus de trois mois, créent une incertitude et des retards qui favorisent mécaniquement les concurrents chinois, exemptés de ce parcours du combattant.

Une chute vertigineuse sur le marché chinois

Les conséquences de cette politique sont déjà visibles dans les chiffres. Selon le cabinet d'analyse Dell'Oro Group, la part de marché combinée de Nokia et Ericsson dans les réseaux mobiles chinois est passée de 12 % en 2020 à environ 4 % l'année dernière.

Une dégringolade qui se reflète dans les résultats financiers des deux entreprises, Nokia rapportant une baisse à deux chiffres de ses ventes locales depuis 2023. Les quelques miettes de marché qui leur restaient sont progressivement grignotées par les acteurs locaux.

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Cette marginalisation est si prononcée que la Chambre de commerce de l'Union européenne en Chine a qualifié ces règles de localisation de "menace existentielle" pour les firmes du continent.

Le contexte macro-économique et les tensions géopolitiques démontrent que l'accès au gigantesque marché chinois se referme pour les Européens, qui y perdent non seulement des contrats, mais aussi une précieuse influence sur les standards de demain.

Le miroir européen : une réciprocité qui se fait attendre

Cette offensive chinoise met en lumière une asymétrie frappante. Alors que Pékin agit avec fermeté au nom de sa sécurité nationale, l'Europe peine à adopter une position commune et aussi tranchée.

Cinq ans après la recommandation de la Commission européenne visant à restreindre les fournisseurs à haut risque, seuls 10 des 27 États membres ont mis en place des mesures concrètes.

En conséquence, les avertissements concernant Huawei et ZTE n'ont eu qu'un impact limité, ces derniers détenant encore entre 30 et 35 % du marché européen des infrastructures mobiles.

L'Allemagne illustre parfaitement cette prudence, voire cette dépendance. Près de 59 % de ses équipements 5G installés proviennent de groupes chinois. Selon l'expert John Strand, "tout le réseau mobile de Berlin est chinois", une situation qui s'explique par la crainte des puissants secteurs industriels, comme l'automobile ou la chimie, de froisser un partenaire commercial majeur.

Pendant que la Chine construit sa forteresse numérique, une partie de l'Europe semble encore hésiter, prise entre les impératifs de sécurité et les réalités économiques.

Cette divergence des approches pourrait bien dessiner les contours des futurs réseaux. Avec une Chine qui accélère sur ses propres technologies et un Occident qui tente de sécuriser ses chaînes d'approvisionnement, la prochaine génération de communication, la 6G, pourrait naître dans des écosystèmes divisés, compliquant davantage l'interopérabilité mondiale.