C'est une délocalisation d'un nouveau genre. Dans les arrière-boutiques de plus de 300 supérettes ("konbini") à Tokyo, des robots s'affairent à remplir les rayons de boissons. Mais ces machines ne sont pas seules.
À des milliers de kilomètres de là, à Manille, des dizaines d'opérateurs philippins les surveillent 24h/24 et prennent le contrôle en réalité virtuelle à la moindre erreur. Un travail physique, externalisé et payé au rabais, qui sert aussi à entraîner l'IA qui les rendra obsolètes.
Pourquoi le Japon a-t-il recours à cette main-d'œuvre délocalisée ?
Le Japon fait face à une crise démographique majeure. Sa population vieillit. Sa main-d'œuvre se raréfie et le salaire minimum y est très élevé. "Il est difficile de trouver des ouvriers pour l’empilage au Japon", explique Juan Paolo Villonco, fondateur d'Astro Robotics, l'entreprise philippine qui emploie les "pilotes".
La solution trouvée par Telexistence, la startup japonaise qui conçoit les robots, est radicale : délocaliser le travail physique. Plutôt que de faire venir des travailleurs immigrés, le Japon "importe" leur travail via des robots.
Comment fonctionne ce système hybride entre IA et humain ?
Le système est conçu pour être autonome la plupart du temps. Les robots, qui tournent sur des plateformes Nvidia et Microsoft, gèrent 96% des tâches sans intervention. Mais l'IA a ses limites. Quand un robot fait tomber une canette ou ne reconnaît pas un article, l'alarme sonne à Manille. Un "pilote" enfile alors un casque de réalité virtuelle, prend le contrôle des bras robotisés avec des manettes et corrige l'erreur manuellement.
Chaque opérateur supervise une cinquantaine de robots à la fois, passant d'une machine à l'autre en fonction des alertes.
Les pilotes ne sont-ils pas en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis ?
C'est tout le paradoxe de ce nouveau métier. Ces employés philippins, payés entre 250 et 315 dollars par mois (un salaire de centre d'appels local), sont indispensables au bon fonctionnement du système. Mais chaque intervention de leur part, chaque mouvement pour saisir une bouteille, est précieusement enregistrée.
Ces données sont ensuite envoyées à la startup Physical Intelligence pour "entraîner" et perfectionner les modèles d'IA. L'objectif avoué de Telexistence est de "passer de ces tâches de téléopération manuelle à des opérations entièrement autonomes". Un syndicaliste philippin a parfaitement résumé la situation : "Les Philippins développent les outils qui pourraient les remplacer plus tard".
Foire Aux Questions (FAQ)
Ce travail est-il difficile pour les opérateurs ?
Oui. Selon un employé, les interventions manuelles se répètent environ 50 fois par service de huit heures. Cette utilisation intensive des casques de réalité virtuelle provoque des effets secondaires notables, comme des vertiges, des nausées et une désorientation, un phénomène connu sous le nom de cybersickness (le mal des transports en VR).
Quelles sont les entreprises impliquées ?
Les robots sont conçus par la startup japonaise Telexistence. Ils sont déployés dans plus de 300 supérettes des chaînes FamilyMart et Lawson, et bientôt chez 7-Eleven. Les opérateurs humains à Manille travaillent pour la société Astro Robotics.
Est-ce le futur du travail ?
C'est une possibilité. Des experts parlent d'une future "force de travail hybride" alliant robots, IA et humains. Cependant, cela pose de nouvelles questions économiques : cette délocalisation 2.0 du travail physique vers des pays à bas coût de main-d'œuvre pourrait réduire la demande de travailleurs qualifiés dans les pays développés, tout en exploitant une main d'œuvre qui entraîne sa propre obsolescence.