Depuis des décennies, le consensus scientifique plaçait l'apparition des composés organiques complexes, notamment ceux contenant du soufre, comme une conséquence de l'activité biologique.

Autrement dit, la vie devait d'abord exister pour ensuite produire ces molécules essentielles. Cette vision a longtemps guidé la recherche sur l'origine de la vie, la cantonnant à des environnements très spécifiques comme les sources hydrothermales ou les abords des volcans, seuls lieux supposés capables de fournir l'énergie et la chimie nécessaires.

Un dogme scientifique remis en question

L'élément clé de cette nouvelle perspective est le soufre. Indispensable à toute forme de vie connue, il entre dans la composition de protéines et d'enzymes fondamentales.

Jusqu'à présent, sa présence sous forme de molécules organiques (c'est à dire associée à du carbone) dans l'environnement était considérée comme une signature quasi certaine de l'activité biologique.

Le DMS détecté sur l'exoplanète K2-18b, d'origine naturelle ou biologique ?

Cette hypothèse a d'ailleurs orienté l'interprétation de découvertes astronomiques, comme lorsque le télescope James Webb a détecté du sulfure de diméthyle sur l'exoplanète K2-18b, une molécule produite sur Terre par les algues marines.

Pourtant, des travaux antérieurs menés par les chercheurs de l'Université du Colorado à Boulder avaient déjà semé le doute. Ils avaient démontré que ce même sulfure de diméthyle pouvait être généré en laboratoire sans aucune intervention biologique, uniquement sous l'action de la lumière sur des gaz simples.

C'est ce premier résultat qui a ouvert la voie à une question plus audacieuse : et si l'atmosphère primitive de notre planète avait été une véritable usine à molécules prébiotiques ?

Recréer le ciel des origines en laboratoire

Pour vérifier cette hypothèse, l'équipe dirigée par Ellie Browne et Nate Reed a mis au point une simulation en recréant une version de l'atmosphère terrestre d'il y a plusieurs milliards d'années.

Nate Reed et Ellie Browne, à l'origine de la simulation de l'atmosphère primitive

Dans une enceinte confinée, ils ont mélangé les gaz que l'on pense avoir été abondants à l'époque : du méthane, du dioxyde de carbone, du sulfure d'hydrogène et de l'azote. Ce cocktail a ensuite été exposé à une lumière ultraviolette pour mimer le rayonnement solaire de l'époque, avant la formation de la couche d'ozone.

L'expérience s'est heurtée à une difficulté technique majeure : le soufre est un élément notoirement difficile à manipuler, car il a tendance à se fixer sur les parois des instruments et n'existe qu'en très faibles quantités.

Grâce à un spectromètre de masse de haute sensibilité, capable de détecter des traces infimes de composés chimiques, les chercheurs ont eu une surprise de taille.

Leur atmosphère artificielle n'avait pas seulement produit quelques molécules simples, mais toute une gamme de biomolécules soufrées, dont des acides aminés comme la cystéine et la taurine, ainsi que le coenzyme M, un composé crucial pour le métabolisme cellulaire.

Des implications pour la vie sur Terre et ailleurs

En extrapolant leurs résultats à l'échelle de la planète entière, les scientifiques ont calculé que le ciel primitif aurait pu produire suffisamment de cystéine pour alimenter environ un octillion de cellules (un 1 suivi de 27 zéros).

Bien que ce chiffre soit mille fois inférieur au nombre de cellules estimé sur Terre aujourd'hui, il représente un réservoir chimique colossal pour un monde encore dépourvu de vie.

Ces molécules, formées en altitude, seraient ensuite retombées à la surface via les pluies, venant ensemencer les océans, les lacs et les étendues d'eau.

Cette découverte change radicalement la perspective sur les débuts de la biologie. Plutôt que de devoir « tout inventer à partir de zéro » dans des niches isolées, les premiers systèmes vivants auraient pu bénéficier d'un approvisionnement planétaire en ingrédients complexes.

Cela suggère que les conditions propices à l'émergence de la vie étaient peut-être beaucoup plus répandues qu'on ne le pensait. La question qui reste en suspens est de savoir si ce coup de pouce atmosphérique a été le facteur décisif qui a permis à la chimie de franchir le seuil du vivant.