Dans une série de conférences religieuses à San Francisco, le magnat de la tech Peter Thiel a présenté un argument pour le moins singulier contre la supervision gouvernementale des nouvelles technologies. Pour le cofondateur de Palantir et investisseur précoce de Facebook, toute régulation de l'IA et des avancées scientifiques s'apparenterait à l'avènement de l'Antéchrist biblique. Cette prise de position radicale intervient au moment même où Washington et d'autres capitales mondiales débattent activement de la mise en place de garde-fous pour l'intelligence artificielle.

Une thèse eschatologique au service de la tech

La logique de Peter Thiel, développée lors de conférences organisées par le collectif Acts 17, s'appuie sur une interprétation personnelle de l'eschatologie [branche de la théologie et de la philosophie qui s'intéresse au destin final de l'humanité, de l'individu et de l'univers, NDLR] chrétienne. Selon lui, les technologies émergentes présentent des risques existentiels si puissants (guerre nucléaire, armes biologiques, IA autonomes) qu'ils pourraient provoquer une panique mondiale. Cette peur généralisée créerait une demande pour un gouvernement mondial unique, capable de promettre la stabilité.

Thiel voit dans cette quête de contrôle le piège ultime. Il expliquait déjà les prémisses de sa pensée dans un podcast de la Hoover Institution : « C'est un peu là où se situe ma thèse spéculative, que si l'Antéchrist devait arriver au pouvoir, ce serait en parlant tout le temps d'Armageddon ». Pour lui, le slogan de cette entité maléfique serait « paix et sécurité », une promesse séduisante qui justifierait la mise en place d'un régime autoritaire mondial chargé de réguler la technologie. En somme, craindre ou encadrer le progrès technologique reviendrait à accélérer la venue de ce pouvoir totalitaire.

Entre prophétie biblique et libertarianisme

La démarche de Thiel est un fascinant mélange de théologie, de philosophie libertarienne [philosophie politique qui considère la liberté individuelle comme la valeur la plus importante, NDLR] et de stratégie d'influence. Pour appuyer son propos, il n'hésite pas à piocher des références éclectiques, allant des peintures de la Renaissance de l'artiste italien Luca Signorelli jusqu'aux mangas japonais. L'objectif est de transformer un débat politique et économique en une véritable guerre spirituelle.

Cette rhétorique transforme la doctrine libertarienne classique de la Silicon Valley, qui veut que la régulation étouffe l'innovation, en un impératif quasi religieux. Le raisonnement est le suivant :

  • Les risques existentiels (IA, armes biologiques) créent une peur de l'Armageddon.
  • Cette peur pousse les peuples à accepter un gouvernement mondial promettant « paix et sécurité ».
  • Ce régime autoritaire, en régulant la technologie, devient l'incarnation de l'Antéchrist.

Ainsi, s'opposer à la régulation ne relève plus seulement de la défense de la libre entreprise, mais d'un combat contre une force démoniaque.

Un discours aux implications financières et politiques

Cette vision apocalyptique n'est pas déconnectée des intérêts très concrets de son auteur. Peter Thiel possède des participations financières massives dans les technologies qu'il défend. Sa société, Palantir, est un partenaire majeur du gouvernement américain, notamment dans les secteurs de la défense et de la surveillance, tandis que son fonds de capital-risque, Founders Fund, a massivement investi dans des startups spécialisées dans l'IA. Réglementer ce secteur reviendrait donc à directement affecter son portefeuille.

Au-delà de l'aspect financier, l'influence de Thiel s'étend à la sphère politique. Il a été un soutien de poids pour Donald Trump et pour le vice-président JD Vance, qui fut l'un de ses anciens employés. Cette proximité avec le pouvoir exécutif donne à ses déclarations, même les plus ésotériques, un véritable poids dans les couloirs de Washington.

Redéfinir le débat sur la supervision de l'IA

En qualifiant la régulation de satanique, Peter Thiel élève considérablement les enjeux du débat. Une discussion qui devrait porter sur des aspects pragmatiques comme la sécurité, la transparence algorithmique et la protection des données se transforme en un affrontement entre le bien et le mal. Cette stratégie rend tout compromis beaucoup plus difficile à atteindre.

L'approche de Thiel est une démonstration de la manière dont les leaders de la tech pourraient chercher à cadrer les futures batailles réglementaires. En présentant la supervision de l'IA en termes apocalyptiques, il crée un récit où toute tentative de contrôle est une collaboration avec le mal. Reste à savoir si cette "guerre théologique" trouvera un écho au-delà des cercles convaincus de la Silicon Valley, ou si elle restera une note de bas de page excentrique dans l'histoire de la tech.

Source : The Verge