Des scientifiques de l'Université de Washington ont discrètement élaboré un plan d'une ambition stupéfiante : pulvériser des particules de sel marin dans le ciel pour créer un immense bouclier de nuages, capable de réfléchir les rayons du soleil et de refroidir la planète. Des documents internes, obtenus via une demande d'accès à l'information, révèlent que cette initiative, baptisée Marine Cloud Brightening Program, ne se limitait pas à un simple test. Elle visait une expérimentation à très grande échelle, menée à l'abri des regards et avec le soutien de puissants mécènes liés à Wall Street et à la Silicon Valley, dont le bureau d'investissement privé de Bill Gates.
Un test "à petite échelle" qui cachait un plan colossal
L'affaire a éclaté au grand jour en mai 2024 après une tentative d'essai à Alameda, en Californie. L'équipe de chercheurs avait prévu de tester son équipement de pulvérisation sur le pont d'un porte-avions à la retraite, l'USS Hornet. Ce test, présenté comme modeste, a été rapidement interrompu par les autorités locales, furieuses de n'avoir jamais été informées. Mais cette première tentative annulée n'était que la partie visible de l'iceberg.
Les documents internes montrent que bien avant cet échec, les chercheurs planifiaient déjà la phase suivante : une expérience gigantesque couvrant une zone de près de 10 100 km² (soit une superficie plus grande que Porto Rico) au large des côtes de l'Amérique du Nord, du Chili ou de l'Afrique australe. L'un des plans de recherche de 2023 précisait qu'à « une telle échelle, des changements significatifs dans les nuages seraient facilement détectables depuis l'espace ».
L'instrument CARI (à gauche) crée un panache de sel marin, puis des capteurs mesurent sa progression pour la comparer aux simulations climatiques.
Crédits : Marine Cloud Brightening Program
La culture du secret pour "éviter d'effrayer"
La discrétion était le maître-mot de l'opération. Des centaines d'e-mails, de SMS et de propositions de financement révèlent une stratégie délibérée pour minimiser la portée du projet et garder le public dans l'ignorance. Un message texte d'août 2023, avant une réunion avec le personnel du musée de l'USS Hornet, donnait le ton : « Je pense qu'il est plus sûr d'obtenir de l'aide pour l'examen de la qualité de l'air [...], mais j'éviterais de trop leur faire peur ».
Cette volonté de dissimulation s'étendait à la presse nationale. Avant la visite d'un journaliste de la radio NPR, un stratège en relations publiques a envoyé une directive ferme à l'équipe, en gras et souligné : « Il n'y aura aucune mention de l'étude se déroulant à Alameda ». Pendant ce temps, des discussions avaient lieu en coulisses avec des représentants de haut niveau de la NOAA (l'agence américaine d'observation océanique et atmosphérique) et du département de l'Énergie, confirmant l'implication de sphères gouvernementales.
La géo-ingénierie, une science qui divise profondément
L'idée même de manipuler le climat pour contrer le réchauffement climatique est au cœur d'un débat houleux au sein de la communauté scientifique. D'un côté, des voix s'élèvent pour défendre la recherche sur ces technologies.
Certains scientifiques, comme David Keith de l'Université de Chicago, estiment en effet que les dangers du changement climatique sont trop graves pour écarter cette piste de recherche. D'autres, comme Daniele Visioni de l'Université Cornell, affirment que des expériences bien conçues, même à grande échelle, sont sûres et n'altéreraient pas les modèles météorologiques.
À l'opposé, un groupe de plus de 575 scientifiques a signé un appel pour interdire le développement de la géo-ingénierie, argumentant qu'une telle technologie « ne peut pas être gouvernée mondialement de manière juste, inclusive et efficace ».
L'échec de la discrétion et un avenir incertain
Finalement, la stratégie du secret s'est retournée contre les chercheurs. Une fois l'information divulguée, la réaction du public et des élus d'Alameda a été si vive que le conseil municipal a voté à l'unanimité pour interdire la reprise du programme. Michael Brune, ancien directeur du Sierra Club et habitant d'Alameda, a résumé le sentiment général : « L'engagement avec les dirigeants ici à Alameda était médiocre, et la controverse était assez prévisible ».
Cet échec a porté un coup dur au projet. La directrice du programme, Sarah Doherty, a reconnu dans un message de juin 2024 que l'accès à des avions fédéraux, une étape clé pour l'expérience à grande échelle, « n'allait pas se produire de sitôt ». Bien qu'elle maintienne que l'objectif reste la recherche et non le déploiement, l'avenir de cette tentative pour obscurcir le soleil avec des nuages artificiels reste aujourd'hui plus qu'incertain.