Imaginez devoir effectuer dix-sept clics de souris juste pour enregistrer un simple fichier PDF. C’est le quotidien cauchemardesque promis aux enquêteurs par un outil censé, à l’origine, moderniser leur travail. Ce projet, qui a déjà englouti la somme faramineuse de 257,4 millions d’euros depuis 2016, vient de se faire littéralement pulvériser par un rapport de la justice financière.

Selon une enquête menée par nos confrères du Monde, on parle ici d’un outil inadapté, fruit d’une gestion calamiteuse où les responsabilités semblent s'être évaporées dans les couloirs du ministère.

Comment l'administration a-t-elle transformé ce projet en guerre des tranchées ?

L'origine du désastre remonte à une tentative de mutualisation qui a tourné court. Au départ, l'idée semblait pourtant pleine de bon sens : créer un outil commun. Mais très vite, la police et la gendarmerie se sont livrées à une guerre d'influence stérile. La gendarmerie, historiquement mieux équipée techniquement et craignant pour son propre système, a fini par claquer la porte brutalement en 2016. Ce départ a laissé le projet orphelin d'une expertise cruciale, livré à des querelles d'ego et des "tensions de niveau cour d'école".

Ce fiasco administratif s'explique aussi par une valse des chefs déconcertante. Des directeurs sans expérience informatique, des comités stratégiques qui ne se réunissent jamais, et une dilution totale des responsabilités ont conduit le projet dans le mur. Au lieu de servir les enquêteurs de terrain noyés sous les dossiers, l'outil a été conçu pour satisfaire une soif de statistiques ministérielles. Résultat : une succession de réformes et de contre-réformes de la gouvernance numérique qui n'ont fait qu'ajouter de la confusion au chaos.

Pourquoi l'outil est-il techniquement inutilisable pour les enquêteurs ?

Au-delà de la gestion politique, c'est la catastrophe technique qui effraie le plus. Le logiciel, rebaptisé XPN après avoir changé quatre fois de nom, est une véritable usine à gaz. Les enquêteurs, qui traitent des affaires lourdes comme le grand banditisme ou les homicides, se retrouvent face à des limitations techniques aberrantes. Impossible, par exemple, d'intégrer des fichiers de plus de 5 mégaoctets sans dégrader la qualité des images, ce qui rend les preuves potentiellement inexploitables par les magistrats.

Cette inefficacité met en péril la chaîne pénale elle-même. Alors que la réforme de la garde à vue de 2024 impose de nouvelles contraintes, l'outil n'a rien anticipé. Rédiger un PV devient un parcours du combattant, fragilisant des procédures judiciaires de plus en plus formalisées. Les syndicats sont unanimes : la transformation numérique n'atteint pas le terrain, et les promesses de modernisation ressemblent de plus en plus à un mirage lointain qui ne cesse de reculer.

Jusqu'où la facture de ce naufrage va-t-elle grimper ?

La note présentée par la Cour des comptes donne le vertige. En incluant les coûts de développement et l'estimation du temps perdu par les enquêteurs jusqu'en 2026, le préjudice financier dépasse le quart de milliard d'euros. Et ce n'est pas fini, car le déploiement, initialement prévu il y a des années, est désormais repoussé au mieux à l'horizon 2028. Une échéance jugée encore très "ambitieuse" par les magistrats financiers.

Face à ce gâchis monumental, les sanctions restent hypothétiques. Si seize responsables ont été pointés du doigt, seule une poignée risque, peut-être, une condamnation pour "défaut de surveillance". Pendant ce temps, sur le terrain, les policiers continuent de bricoler avec des systèmes obsolètes, regardant passer les millions d'euros d'argent public dans un projet qui, pour l'instant, ne sert strictement à rien ni à personne.

Foire Aux Questions (FAQ)

Quand le logiciel XPN sera-t-il enfin opérationnel ?

Le calendrier ne cesse de glisser. Actuellement, le déploiement n'est pas envisagé avant le troisième trimestre 2028, une date que la Cour des comptes considère elle-même comme très optimiste au vu des retards accumulés et de la complexité technique restante.

Quels sont les principaux défauts techniques relevés ?

L'ergonomie est catastrophique, nécessitant par exemple 17 clics pour sauvegarder un PDF. De plus, le système limite la taille des fichiers à 5 Mo, obligeant les enquêteurs à réduire la qualité des photos de preuves, ce qui les rend parfois inexploitables pour la justice.

Qui est responsable de cet échec financier ?

La responsabilité est diluée entre plusieurs hauts fonctionnaires, directeurs généraux et secrétaires généraux du ministère de l'Intérieur. Le rapport pointe surtout un défaut d'organisation et de surveillance, ainsi que des rivalités internes entre police et gendarmerie qui ont paralysé le projet.

Source : Le Monde