Le marché mondial des semi-conducteurs traverse une période de bascule. Intel, pionnier du secteur et longtemps leader, se retrouve aujourd’hui face à un tournant historique : le succès ou l’abandon de son nœud de production Intel 14A (équivalent 1,4 nm), taillé pour concurrencer les meilleurs procédés de TSMC et Samsung.
L’enjeu est immense : sans un grand client externe, Intel pourrait tourner le dos à plusieurs générations de gravure en pointe, cédant définitivement le terrain aux géants asiatiques. Dans ce jeu à haut risque, un acteur émerge comme arbitre du destin d’Intel : Apple, dont chaque décision façonne la tech mondiale.
Le 14A, pari industriel ou chant du cygne pour Intel ?
Intel mise tout sur sa technologie Intel 14A, premier nœud du fondeur à exploiter la lithographie EUV à grande ouverture numérique (EUV High-NA). Ce saut technologique promet des puces plus denses et plus efficaces, ciblant autant l’intelligence artificielle que l’électronique de pointe.
Mais l’époque du « build it and they will come » est révolue : le groupe a prévenu ses actionnaires qu’en l’absence de “client externe majeur”, la poursuite du noeud 14A et des nœuds suivants serait tout simplement stoppée. Le CEO Lip-Bu Tan en personne a souligné éviter tout nouvel investissement si l'essentiel n'est pas là, à savoir les clients.
« Si nous échouons à décrocher un client extérieur significatif, il n’y aura pas de raison économique de poursuivre le 14A », prévient Intel dans ses documents réglementaires.
La firme californienne a déjà fait l'impasse sur le noeud Intel 20A et limité les débouchés pour le procédé Intel 18A en le réservant à certains de ses processeurs avancés. Ne reste donc que le procédé Intel 14A pour appuyer la stratégie fonderie lancée par son prédécesseur Pat Gelsinger.
Les retards et le manque de clients capables de générer de gros volumes limitent déjà la portée des innovations de la firme, alors que TSMC et Samsung finalisent leur technique de gravure en 2 nm.
Apple, client providentiel et carte maîtresse du 14A
L’intérêt d’Apple pour le procédé Intel 14A fait frissonner tout le secteur. Selon l’analyste Jeff Pu et plusieurs sources concordantes, Apple teste déjà les kits de conception préliminaires d’Intel et n’exclut pas de produire une partie de ses futures puces M-Series (au-delà de M6) sur ce noeud.
Cette stratégie viserait la diversification des approvisionnements, alors que la firme pilotée par Tim Cook fait appel exclusivement à TSMC depuis plusieurs années. Pour Cupertino, miser sur deux fondeurs c’est l'occasion de pouvoir négocier les prix et se doter de nouvelles capacités, mais aussi sans doute de pouvoir se protéger des tensions entre Chine et Etats-Unis et de faire un geste en faveur des technologies et industries américaines.
La firme disposerait ainsi d’une “assurance technologique” made in USA, alors que les relations entre Donald Trump et Tim Cook sont plutôt tendues. Cet éventuel contrat, non encore officiel, serait un bouleversement, marquant un retour d’Apple chez Intel après l’abandon des processeurs x86 au profit de ses propres puces ARM.
Un choix structurant pour Apple et pour toute la chaîne des semi-conducteurs
En pesant l’option Intel, Apple évalue bien plus que les performances pures : il s’agit de sécuriser la qualité, la régularité d’approvisionnement, et de s’intégrer à une feuille de route mondiale.
Pour Intel, accueillir Apple comme client signifie valider, à l’échelle industrielle, la viabilité de ses investissements dans les équipements EUV High-NA d'ASML dont il a été le premier client. « Le succès ou l’abandon du 14A dépend d’un premier gros client prêt à prendre le risque », confient des analystes du secteur.
Risques, opportunités et scénarios pour l’avenir
L’incertitude règne : Intel, déficitaire en 2024, doit choisir entre sacrifier les milliards investis sur les noeuds 18A et 14A, ou tout miser sur une avancée industrielle qui transformerait le rapport de forces mondial.
Si le procédé Intel 14A ne se concrétise pas, l'entreprise risque de devenir plus que jamais dépendante des autres grands fondeurs (elle fait déjà produire des puces et composants chez TSMC) et devra abandonner le domaine des puces en gravure fine. Une perspective sombre après avoir dominé les semi-conducteurs pendant des décennies.
Côté Apple, le choix d’Intel constituerait une sortie de secours face à une industrie de production des puces très tournée vers l'Asie, mais cela suppose qu’Intel parvienne à prouver la maturité de ses lignes, tant en volume qu'en redements.
D'autres acteurs — Nvidia, Amazon pour de l’IA et du cloud — surveillent aussi ce potentiel contrat, vecteur d’un rééquilibrage industriel face à la domination persistante de l’Asie.
La décision finale, attendue pour la fin d’année ou le début 2026, cristallisera peut-être l’avenir de l’industrie. Un accord Apple-Intel sauverait sans doute le noeud 14A et offrirait à la tech américaine un nouveau souffle industriel.
En revanche, l’échec acterait la prise de pouvoir définitive de TSMC et Samsung, laissant les États-Unis à la merci du bon vouloir de Taiwan ou de la Corée… et Intel à la porte de sa propre histoire.
Il reste toutefois à voir si cette logique imaginée par des analystes se concrétisera. Le fondeur TSMC fait tout ce qu'il peut pour rassurer Apple et conserver ce client essentiel dans ses carnets de commandes, en assurant de lourds investissements pour faire progresser ses techniques de gravure et en accélérant son calendrier pour prendre de court la concurrence, et notamment celle de Samsung.